Thiebault Clément Bouygues Construction
Thiebault Clément
Homme du sérail et patron de la R&D depuis 5 ans chez Bouygues Construction, Thiébault Clément nous présente l’orientation donnée à ses travaux et dévoile les enjeux dans le cadre du déploiement de la stratégie en matière d’impact carbone des projets et l’industrialisation des chantiers.

Quels sont les principes qui structurent vos travaux ?

La question de l’environnement au sens large est devenue un sujet de société qui est traité au sien de Bouygues Construction de matière globale. C’est ce qui structure notre démarche R&D. Nous devons apprendre à produire autrement, de manière décarbonée. Nous devons aussi changer la manière dont on construit. Actuellement, il s’agit d’une production par lots, moyennant l’intervention de différents corps de métiers. Demain, on peut imaginer le passage d’une industrie de lots à une industrie de systèmes, c’est-à-dire construire, en assemblant différents éléments fabriqués en usine. Mais nous ne laissons pas de côté les enjeux de sécurité, d’ergonomie et de la pénibilité qui sont également des moteurs majeurs de cette transformation..

Quels sont les avantages de cette approche ?

Au-delà de répondre à l’urgence climatique et de moderniser l’acte de construire, cette conception permet de s’affranchir de deux contre-temps possibles dans l’industrie de la construction : les retards à la livraison et les problèmes de qualité voire de non-conformité. Pour tendre vers ce schéma, il faut revoir l’intégralité de la supply chain et de l’organisation du chantier. C’est comme cela que nous conserverons notre position de pionnier et que nous continuerons à nous développer en France et sur de nouveaux territoires avec de nouveaux produits.

Comment naît une innovation et comment est-elle gérée ?

 Nous avons deux démarches. La première, de type bottom up, est inscrite dans l'ADN du groupe. Nous laissons émerger les idées innovantes, partout dans le monde sur les chantiers, formulées par les compagnons ou l’encadrement. Grâce à un programme d’entreprise d’émulation collective, nous faisons remonter toutes ces initiatives de nos différentes filières métiers. À titre indicatif, pour l’année 2021, plus de 700 idées ont été ainsi évaluées. La seconde démarche, plus centrale, consiste à réfléchir en central sur des sujets nécessitant des expertises particulières ou des partenariats spécifiques. C’est le cas de l’écoconstruction, qui demande des connaissances sur les matériaux et qui appelle à des partenariats avec le monde industriel, académique, institutionnel et réglementaire, afin de pouvoir expérimenter et innover. C’est la mission de notre pôle Ingénierie des matériaux.

L’approche est-elle similaire dans le domaine des infrastructures ?

La durabilité des ouvrages d’art est un vrai sujet. L’accroissement de leur durée de vie met en œuvre des recherches dans le domaine de l’auscultation et de la compréhension des données récoltées. L’analyse de la data permet de comprendre des phénomènes d’usure tels que les aciers corrodés et d’en anticiper les conséquences. Par ailleurs, à terme il sera possible de construire à partir de produits peu carbonés, intégrant des nano-composants ou issus de la biomasse qui viendront se substituer aux éléments cimentaires.

Décarboner c’est également concevoir avec moins de matière. Quelle est l’avancée de vos travaux dans ce domaine ?

La conception est au cœur de cet enjeu. Pendant très longtemps, on s’est focalisé uniquement sur le prix. Les choix constructifs étaient menés en fonction du prix. À terme, nous aurons besoin, pour répondre aux attentes de nos clients, des informations beaucoup plus pertinentes sur le coût de l’ouvrage, bien sûr, mais aussi sur son impact carbone, sa durabilité, sa performance énergétique. Cela nécessitera la mise au point de modèles de calculs permettant d’optimiser l’ouvrage au stade de sa conception sur l’intégralité de son cycle de vie. La démarche de calcul multidisciplinaire nous aidera à mieux simuler les différentes options et à rechercher l’optimum. L’ouvrage étant mieux conçu, avec de meilleures qualités fonctionnelles, il aura plus de valeur pour les investisseurs.

Quelle est la contribution du matériel dans vos travaux de R&D ?

Le matériel occupe une place centrale dans notre stratégie. Le matériel est de plus en plus connecté. La capacité a à générer de la donnée adresse d’abord la logistique. La gestion de l’interchantier est traitée plus facilement et plus efficacement. Grâce au recours à l’intelligence artificielle, il est possible de connaître avec précision le nombre d’étais dont je dispose sur ma base Matériel, sans avoir à les compter un à un. Les bases techniques sont plus simples à gérer et à exploiter. C’est un premier apport. Mais le plus pertinent est de pouvoir corréler les informations du matériel avec celles du chantier.

Pouvez-vous illustrer votre propos ?

Prenons le cas d’une grue à tour. Grâce à la data collectée par le matériel, il est possible de suivre un cycle complet de bétonnage dans l’espace (en x,y,z) et avec les quantités et de l’intégrer automatiquement dans le planning d’avancement journalier grâce aux données captées au niveau de la grue. En intégrant ces données dans la maquette numérique, je peux donner des informations à mes équipes de chantier et à mon client. Cette approche est d’autant plus intéressante que le chantier est complexe.

L’avez-vous déjà appliqué sur le terrain ?

Dans le cadre du chantier de réalisation des 71 embases des éoliennes à Fécamp, 17 grues à flèche relevable sont opérationnelles simultanément. Grâce au traitement de la donnée, nous disposons d’une analyse globale et rapide de l’ensemble du chantier. Alors qu’auparavant nous nous intéressions à l’ouvrage réalisé, à présent nous suivons l’activité de notre outil de production.

Concrètement, qu’est-ce que cela change ?

Nous aurons besoin de mettre de plus en plus de capteurs sur chaque matériel mais aussi dans chaque ouvrage réalisé. Avantage induit, nous aurons, par exemple, une meilleure compréhension de l’évolution de la résistance d’un béton bas carbone au jeune âge et donc nous appréhenderons mieux les opérations de décoffrage. Ce type d’information est capitale dans le cadre de notre démarche d’innovation. Quand nous pousserons des solutions disruptives, nous aurons la capacité de remonter des informations pendant les années qui suivront l’expérimentation. Nous pourrons donc mieux renseigner les instances réglementaires. Cela devrait permettre d’aller plus vite dans l’évolution des normes.

À quelle échéance vous projetez-vous ?

C'est un, projet à court terme. Nous avons la chance, grâce à Bouygues Construction Matériel, de disposer d'une plateforme avec des équipements de chantier à même de pouvoir nous déployer.

Qu’est-ce que le matériel pourrait améliorer dans la réalisation de vos travaux ?

Nous réfléchissons à la manière dont on pourrait robotiser certaines tâches sur le chantier. Sous l’effet d’une démographie qui évolue, avec une population de compagnons qui vieillit, et par ailleurs comme nos métiers intéressent moins les jeunes. Il faut donc jouer sur l’attractivité de nos métiers et penser à robotiser un certain nombre de tâches répétitives notamment. La question scientifique qui se pose est une réflexion sur la complétude : doit-on robotiser 100 % d’une tâche ou partiellement. A priori, nous nous orientons vers des robots qui ne seront pas trop spécifiques afin de pouvoir généraliser leurs emplois sur nos opérations. Évidemment, des cas spécifiques restent d’actualité. C’est notamment le cas de nos robots qui permettent de réaliser des interventions dans des zones hostiles par exemple sur des sites nucléaires.

Avant de voir des matériels autonomes, quelles sont les voies de progrès à court terme ?

Les matériels autonomes peuvent être déployés sur des sites de grande ampleur fermés. Grâce à l’intelligence artificielle, il est maintenant possible de piloter automatiquement la mise en œuvre de remblais sur un chantier de terrassement de grande surface. De notre côté, nous étudions la possibilité de prendre la main sur le pilotage d’une grue depuis le sol. Mais des facteurs humains limitent cette innovation. Le grutier, depuis sa cabine de pilotage est celui qui a la vision globale du chantier : il voit tout. La perte de ce positionnement et la commande à partir d’écran vidéo peuvent s’avérer être des freins au changement même si, la nouvelle génération qui arrive qui s’accommodera parfaitement de cette solution. Cela permet de réduire la pénibilité du métier et d’ouvrir le poste à une population plus large. Nous menons des expérimentations analogues pour le pilotage des tunneliers. Dans tous les cas, nous poursuivons nos recherches dans le pilotage des matériels à distance.

Quels sont vos autres thèmes de réflexion ?

Nous sommes en phase de pré-industrialisation d’une solution destinée à mieux communiquer sur le chantier car il est important que l’information circule plus vite pendant les travaux. Si l’on parvient à mixer les fonctionnalités d’un téléphone portable et d’un talkie-walkie, nous améliorerons significativement la qualité des échanges entre la maîtrise, les compagnons et la conduite de travaux.

Le marché français de la construction est-il propice à l’innovation ?

La demande est partout. Le cadre réglementaire et normatif en France peut apporter quelques complexités mais le terrain reste propice, la demande. L’Asie est demandeuse de solutions robotisées. L’exploitation des données en est simplifiée, la question de la protection des données personnelles étant traitée différemment qu’en Europe.

Comment expliquez-vous que rien n’a fondamentalement changé dans l’acte de bâtir au cours de deux dernières décennies ?

La filière a beaucoup progressé, notamment dans le domaine de sécurité, mais, à la différence de l’industrie, les process n’ont pas évolué. L’organisation d’un chantier est restée la même. Cela se retrouve dans l’évolution de la productivité qui reste identique dans la construction alors qu’elle a sensiblement progressé dans les secteurs manufacturés. Dans l’industrie manufacturière, le rendement a triplé au cours des trente dernières années.

Est-ce à dire que, contrairement à la construction,, l’industrie a fait sa révolution ?

On parle d’industrie 4.0. La transformation digitale n’a pas encore eu lieu dans le secteur de la construction. Les résistances au changement que j’évoquais précédemment n’expliquent pas tout. L’essence même de la construction explique ce constat. Dans un secteur à faibles capitaux, à marge serrée et à risques élevés, nous avons conservé une aversion aux risques. Nous avons donc des difficultés à changer. En outre, chaque ouvrage reste un prototype.

Sommes-nous proches d’un point d’inflexion ?

Le processus s’inscrit dans le temps long mais l’avènement du jumeau numérique va accélérer le changement. Disposer d’une maquette numérique va permettre d’optimiser plus facilement et, plus rapidement, les différents choix de construction. Les gains existent, dès la phase de conception. Nous avons aussi besoin de porter nos réflexions sur les modes d’usage des ouvrages.

La supply-chain entre-t-elle dans le cadre de vos réflexions ?

La supply-chain constitue un énorme levier. Dès lors que l’on passe d’une industrie de lots à une industrie de systèmes, la supply chain évoluera. La difficulté est que cette dernière est multiple. Il faudra donc une transformation en profondeur de la supply chain si l’on veut évoluer dans la construction. Cela suppose d’emmener l’ensemble de nos partenaires et fournisseurs mais aussi nos clients et nos exploitants.

À quel rythme ?

Le contexte actuel tend à accélérer les changements. Nous l’avons vu avec la pandémie qui a contribué à accélérer la transition environnementale. La crise énergétique que nous traversons doit également favoriser les changements. À ce titre, la taxonomie européenne est claire. Cela passera par des changements dans la nature même de nos réalisations conformément à notre stratégie bas carbone et à notre volonté de réduire notre empreinte environnementale sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Mais cela nécessitera aussi des actions très pragmatiques dans nos différentes entités opérationnelles qui devront diminuer les consommations de leurs chantiers.

Qu’est ce qui a prévalu à la diffusion du Book R&D 2022 ?

Au sein de Bouygues Construction, l’innovation concerne tout le monde. L’enjeu est collectif. Il est important de partager nos travaux auprès de nos 58000 collaborateurs afin de communiquer et de vulgariser nos actions. Il faut aussi partager avec nos clients et nos partenaires. C’est indispensable pour répondre aux défis des nouveaux usages que les questions environnementales, énergétiques et sociétales posent.