
Utilisateurs de matériels spécifiques, Spie batignolles fondations codéveloppe certaines machines avec les constructeurs.
Les inconnues de l’innovation
Chaque siècle, un procédé bouleverse le monde des engins de chantier. Le XIXe siècle a vu l’arrivée du moteur à vapeur. Le XXe, le moteur Diesel. Mais le XXIe pourrait bien connaître non pas une, mais plusieurs secousses. En Europe, l’encadrement croissant des émissions de gaz à effet de serre laisse augurer la fin prochaine des carburants fossiles. En parallèle, les avancées des technologies de l’information et de la communication ouvrent à la voie à des machines autonomes, alors même que les exigences en matière de sécurité et de santé au travail se font chaque jour plus fortes. Ces dynamiques provoquent un bouillonnement d’initiatives chez les constructeurs. Le phénomène devrait encore gagner en importance au cours des prochaines années. Et voilà les directeurs matériel contraints de préparer un avenir brumeux sous une pluie de nouveautés dont l’intérêt reste à démontrer. Cette situation valait bien un état des lieux. La Réunion de Chantier de France, l’émission de WebTV de Chantiers de France, a consacré le 7 octobre une édition aux choix des technologies et à leurs bénéfices avec trois invités en plateau : Laurent Chapon, directeur d’exploitation matériels régions et filiales de Razel-Bec ; Richard Lohier, responsable matériels de Spie batignolles fondations et Jean Poirier, gérant de Jean Poirier SARL.
Guidage critique
Le trio partage le même souci du perfectionnement. Le modèle de base ne garantit pas toujours le meilleur retour sur investissement. « On a tendance à m’appeler Monsieur Plus, confie Jean Poirier. Nous allons chercher dans les options en vue d’améliorer productivité et l’efficacité. » Cette veille constante implique d’anticiper l’installation d’un équipement après l’achat. À cette fin, Razel-Bec munie par exemple ses pelles de lignes hydrauliques supplémentaires. Si ses deux confrères réalisent principalement des opérations de terrassement et de VRD, Richard Lohier opère dans le domaine des fondations spéciales. La relation aux matériels y différent des autres métiers des travaux publics : un nombre restreint de machines, introuvables en location, qui effectuent des tâches de haute précision. Pour contrôler au mieux les risques liés à son activité, Spie batignolles fondations peut aller jusqu’à développer en interne certains systèmes quand le marché ne répond pas à ses attentes. « Nous pouvons aussi codévelopper des engins avec les constructeurs, complète le responsable. Certains sont très ouverts à ce type de démarche. Nous proposons un cahier des charges à partir duquel le fabricant modifie son produit. »
Parmi les accessoires apparus au cours des années 2000, l’intérêt du guidage 3D fait consensus. Jean Poirier évoque des gains de productivité compris 10 et 15 % avec ces outils. « Mais nous le pratiquons depuis très longtemps, j’insiste sur ce point. Pour la sécurité, c’est aussi exceptionnel. Il n’y a plus personne qui traîne sur le chantier. Nous avons réalisé une plate-forme de plus 25 ha près de Troyes. Nous n’avons pas mis un seul piquet. » Laurent Chapon confirme ces chiffres, quel que soit le profil de l’opérateur, « ce n’est pas tant que la machine couvre plus mètres carrés ou extrait plus de mètres cubes par jour, mais toute l’implantation coûte moins cher. Aujourd’hui, il est inenvisageable d’acheter un bouteur ou une niveleuse sans guidage. » Cependant, ces équipements ne dispensent pas l’opérateur de tout esprit critique. « Il reste de petites imperfections à corriger de temps en temps, note Jean Poirier. Il faut donc quelqu’un qui réfléchit. Les nouvelles générations ont un rapport naturel avec ces technologies que nos anciens chauffeurs n’avaient pas. » Même constat à propos des dispositifs de sécurité. Quelle que soit l’exactitude d’une caméra ou d’un radar, rien ne remplace la vision du conducteur.
Humains toujours requis
Du fait de son activité, Spie batignolle fondations possède une plus longue expérience dans l’exploitation des données numériques. Les instruments de mesure prennent le relais des yeux sous la terre. Le groupe accumule les informations et réfléchit désormais aux usages de sa bibliothèque. « Aujourd’hui, le turn-over est plus important dans les entreprises. Nous assistons à une certaine rupture dans la transmission du savoir-faire, observe Richard Lohier. Nous menons donc un vrai travail de compréhension et d’analyse de ces données collectées en temps réel afin d’apporter à l’opérateur une aide à la conduite. C’est sans doute l’antichambre des matériels autonomes. » Dans cette veine, la société a en partie automatisé le bétonnage d’un pieu foré à la tarière creuse. Le résultat s’avère de meilleure qualité. En outre, le compagnon échappe à une tâche très répétitive. Pour autant, le directeur ne croit pas à l’avènement prochain d’un chantier sans humains, pas plus qu’au remplacement des connaissances de terrain par des bases de données. « Il s’agit de garder un bon équilibre entre les deux. La richesse de l’entreprise, c’est avant tout les hommes. Nous ne sommes pas arrivés au stade où toute cette expérience est codée dans des algorithmes et des disques durs. » Toute la table s’accorde sur cette idée. Néanmoins, elle remarque que la sophistication technique séduit les jeunes, un argument à ne pas négliger alors que la filière peine à recruter. « Ces générations sont rompues aux appareils électroniques. Si on leur propose des machines un peu datées qui n’embarquent pas de technologie, ils sont moins intéressés, résume Richard Lohier. C’est aussi une question d’attrait. »
La pénurie de compagnons pourrait entre autres contribuer à la généralisation des porte-outils multidirectionnels et les attaches rapides. Jean Poirier emploie ces équipements depuis une quinzaine d’années. Il se montre particulièrement enthousiaste à leur sujet : « Quand nous sommes arrivés des chantiers autoroutiers avec nos premiers godets orientables, nous avons surpris du monde, mais c’était un gain de productivité formidable. Aujourd’hui, nos conducteurs sont habitués à suivre l’évolution de ces produits. Je nous vois mal faire machine arrière. Nous gagnons un temps fou. Même nos pelles de 5 ou 6 t sont équipées. Par ailleurs, ils viennent pallier le manque de mains-d’œuvre à pied. Nous avons des opérateurs tellement doués avec ces outils qu’ils remplacent la main de l’homme. » Mais ces technologies sont toujours maniées par la main de l’homme. Sans un personnel habile, elles perdent de leur intérêt. « Ces systèmes requièrent des compétences supérieures, souligne Laurent Chapon. Nous regardons avec l’agence si un opérateur est en mesure de travailler avec ces systèmes. Sinon, ce n’est pas la peine de les acheter, mieux vaut embaucher un manœuvre de plus. » La charge supplémentaire au bout du balancier ou le changement continuel d’outils peuvent également engendrer bien des désillusions. « Il ne faut pas les transformer en machines bonnes à tout bonnes à rien, remarque le directeur. Au début nous avons tâtonné avec des porte-outils qui devenaient très lourds. Les pelles étaient déséquilibrées. Elles ne sortaient plus les productions. C’était aussi un vrai problème de sécurité. Nous agissons donc avec parcimonie, en étudiant les engins au cas par cas. »
Transition steeple
Dernier mouvement évoqué, le cocktail destiné à remplacer le gazole reste floue. Pour l’heure, aucun autre procédé ne garantit des résultats équivalents. Le terrassement suit la situation et attend l’émergence de concepts plus robustes. Razel-Bec possède des camions au gaz, mais pour des missions spécifiques où l’approvisionnement ne pose pas de problèmes. « En parallèle, nous testons de petites machines électriques en location, précise Laurent Chapon. Nous montrons ainsi aux donneurs d’ordre nos efforts et nos difficultés. Ces derniers sont de plus en plus exigeants quant aux délais. Dans les grands chantiers linéaires, nous organisons des doubles postes, voire des triples postes. Quand pourrions-nous recharger un engin ? » Aux difficultés techniques, le directeur ajoute l’obstacle du prix : « je titillais gentiment un de nos fournisseurs en lui faisant remarquer qu’une Zoé n’est pas deux fois plus chère qu’une Clio. À l’heure actuelle, ce type de machine est vendu beaucoup plus cher que leurs équivalents conventionnels. Il y a aussi un geste à faire de leur côté, car nos clients ne valorisent pas nos efforts. »
Du côté des fondations spéciales, la sortie en 2019 d’une première foreuse à batterie, la LB 16 unplugged de Liebherr, attire la curiosité des entreprises. Les tarifs s’avèrent tout aussi élevés. « Le coût des batteries seules est équivalent au coût initial de la machine, explique Richard Lohier. En ce qui concerne la durée de fonctionnement, il est annoncé qu’elle peut travailler huit à dix heures. Cependant, si on veut la faire travailler huit ou dix heures en continu, il y a un vrai problème d’autonomie. Le temps de recharge peut être court avec une grosse capacité électrique. Si la capacité est conventionnelle, le temps de recharge de la batterie atteint dix ou douze heures. Mais c’est un premier produit. L’absence d’émissions s’avère intéressante en milieu urbain. » En ville, le raccordement au réseau constitue une piste sérieuse. À condition de disposer d’une puissance suffisante, un porteur thermique peut être remplacé facilement par un modèle électrique. Toutefois, la pertinence de cette substitution dépendra de la provenance du courant. « Si l’électricité est produite à partir de charbon, le problème n’est que déporté. Même chose pour l’hydrogène. L’électricité verte ? Comment va-t-on en produire assez ? Toutes ces questions sont devant nous. » Tout comme celle des projets en rase campagne, loin de tout transformateur.
Jean Poirier acquiesce : « l’électrique, c’est très compliqué. Je suis pour l’hybride, c’est le meilleur compromis. » Il prend l’exemple d’un bouteur D6XE de Caterpillar, muni d’un entraînement électrique. Sa consommation se monte à 20 l/h, contre 40 l/h pour le D6T, son prédécesseur doté d'un groupe mécanique automatique. Toutefois, la facture à l’achat s’avère bien plus onéreuse. « Entre le D6XE et un modèle Komatsu classique que j’avais consulté, il y a 30 % d’écart. Le vrai sujet, il est là. Il faut que les prix suivent. Quand nous répondons à des marchés, nous devons proposer des prix corrects. » Une seule conviction en cette période de doutes, les parcs s’appuieront sans doute sur plusieurs sources d’énergie, chacune répondant à un besoin précis. « Je ne crois pas à une solution unique. Notre métier est trop divers », conclue Laurent Chapon. Les prochaines années s’annoncent donc complexes pour les responsables matériels et les mécaniciens.
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