
Quelles technologies privilégier pour décarboner son parc ?
À la recherche de solutions techniques à même de réduire l’empreinte carbone de leur parc, les directeurs Matériel doivent, dès à présent, procéder à des choix techniques qui les engageront bien au-delà de 2023. Leurs décisions sont d’autant plus difficiles à prendre que les alternatives au moteur thermique sont rares et que le prix de motorisations alternatives est sensiblement supérieur. Sans oublier les questions de disponibilité et la capacité à servir ces matériels qui commandent de disposer de leur propre écosystème. L’équation à résoudre compte plusieurs inconnues et pas des moindres. Si le rythme d’investissement est maintenu, les critères d’achat évoluent et le choix des nouvelles technologies s’avère plus que jamais déterminant.
Mesurer
« Un grand nombre de paramètres vont entrer en jeu dans nos arbitrages pour 2023, commente Thierry Robert, directeur Matériel du groupe NGE. Le choix des matériels va être critique et surtout multiparamètre. De plus en plus, la consommation des machines est un élément important dans nos choix, même si nous avons encore du mal à la mesurer, si ce n’est que de se faire sa propre idée à travers le parc que nous possédons. » Le groupe multimétiers, qui s’est doté d’objectifs de réduction d’émission de CO2 dès 2020, soit 4 % par an jusqu’en 2030 « afin de se mettre la pression et d’amener une culture d’économie d’énergie dans l’entreprise », reste donc dans l’attente d’une rupture technologique que ce soit pour ces matériels de chantier, avec un parc très majoritairement équipé de motorisations classiques, ses véhicules industriels (tracteurs et porteurs) ou les véhicules légers et utilitaires légers, seul domaine dans lequel les moteurs électriques et hybrides commencent à contribuer effectivement à la réduction des émissions carbone. Depuis trois ans, le groupe Urano, soucieux de maîtriser l’intégralité de la chaîne de valeurs, s’est engagé dans sa transition énergétique. Parmi les initiatives prises les plus remarquables, la conversion de la totalité des moyens de transport au biocarburant issu du colza B100, effective depuis le premier trimestre 2022. Un choix motivé par trois raisons principales : le coût d’investissement est faible et la technologie est à la fois éprouvée et réversible. « Nous développons ce carburant pour nos matériels de chantier, révèle Pascal Urano, directeur général du groupe éponyme. Mathématiquement parlons, nous devions avoir coupé par deux nos émissions de gaz d’ici à fin 2024, avec un premier cap à 60 % fin 2023, toutes activités confondues. » À la clé, près des deux tiers du parc PL arborent la vignette Crit’Air 1. Avantage induit, un carburant à tarif compétitif, essentiel pour un groupe dont le poste carburant pèse 10 millions d’euros par an, en particulier par rapport au gaz, seule technologie alternative. Si les carburants végétaux constituent la réponse du moment, le groupe ardennais se prépare, à court et moyen termes, à l’électrification de son parc. Dans ce domaine aussi, l’ambition est grande : 70 % d’un parc de 100 hectares vont être couverts de panneaux photovoltaïques, des batteries servant au stockage de l’électricité. Des groupes électrogènes fonctionnant avec des carburants alternatifs viendront compléter le dispositif de production, la chaleur émise étant également récupérée, permettant à l’exploitant d’approcher l’autosuffisance en électricité. « Si demain matin une rupture technologie intervenait dans la filière hydrogène, elle pourrait s’insérer dans ce schéma, assure Pascal Urano. D’ici là, il faut que les fabricants de matériels nous apportent des alternatives à court terme. » Indépendamment de la voie suivie, le dirigeant veille à se ménager une sortie dans le cas où la technologie retenue se révélait être une impasse.
Évaluer
Pour respecter sa feuille de route qui prévoit une baisse de 40 % de son empreinte carbone à l’horizon 2030, Soletanche Bachy s’est initialement orienté vers l’électrification de son parc de matériel, en dépit d’une offre très limitée, même sur les foreuses de petit diamètre. Un choix difficile à tenir au vu de l’évolution du tarif de l’électricité depuis le début de l’année 2022, mais qui est cependant maintenu, le mot d’ordre étant de travailler sur la réduction des émissions de CO2 sur le périmètre global du chantier. Comme le relève Olivier Terrier, directeur du service matériel EuroFrance, Soletanche Bachy, « les machines de fondations spéciales sont statiques mais demandent des puissances monstrueuses. Nous recourions déjà à l’électricité sur nos chantiers avant que nos fournisseurs ne développent des foreuses électriques. Le problème réside dans la disponibilité de la source d’énergie. » Parmi les initiatives prises, les temps d’attente des matériels ont été optimisés, le travail en mode « Eco » est préconisé, « même si la performance de la machine peut être impactée » et, pour les matériels les plus puissants, l’installation de système de puissance additionnelle afin de ne pas démarrer le moteur principal pour des missions secondaires (climatisation, radio...) est généralisée. « Nous équipons nos machines pour remonter les données de consommation, ajoute Olivier Terrier. L’enjeu est de la mesurer la plus précisément possible, à savoir avec un débitmètre, la consommation théorique du moteur pouvant être « polluée » par le fonctionnement même du matériel. C’est le cas sur certaines de nos foreuses qui envoie du gasoil pour refroidir la partie injection. » Au-delà du chantier, la démarche est étendue à la base logistique de Montereau-Fault-Yonne (77), dont les infrastructures sont également énergivores. Un enjeu partagé réside dans la sélection des données les plus pertinentes et leur intégration dans l’ERP de la société. Un prérequis pour vérifier « dans la réalité » les baisses de consommation avancées par les fournisseurs à chaque nouvelle génération de matériels.
Améliorer
Par la force des choses, les directeurs Matériel se sont mués en énergéticien aguerri, évaluant chaque technologie. Ainsi, depuis cinq ans, en partenariat avec Hiboo, NGE travaille sur la remontée de données à partir de la télématique embarquée dans 2 500 des 4 000 matériels roulants pour mesurer les émissions de CO2 de son parc multimarques et dont la facture de GNR s’élève à 50 millions par an. De fait, Thierry Robert est convaincu que « l’on améliore que ce que l’on mesure ». Pionnier dans la mise en œuvre d’un tel monitoring, le groupe est en capacité de prioriser ses actions et de mettre en place des solutions ciblées. Les résultats sont concrets : les taux de ralentis ont baissé de 6 % en trois ans, soit près de 200 000 l de GNR économisés. À côté des gains générés par les nouvelles générations de moteurs, le recours à des dispositifs non invasifs destinés à améliorer la combustion interne, qui permettent d’obtenir des baisses de 10 à 15 % sur un panel de 10 machines instrumentées. Des gains extrêmement significatifs, en particulier sur les moteurs de forte puissance, qui s’accompagnent d’un retour sur investissement très rapide (six semaines environ), incitant l’exploitant à équiper l’ensemble des quelque 500 matériels éligibles à cette technologie et ainsi économiser quelque 1 000 m3 de carburant, soit 800 000 euros. Si les exploitants sont convaincus de la possibilité de recharger les matériels travaillant à poste fixe, la problématique des matériels de chantier reste entière. Le poids n’étant pas un ennemi dans le cas d’un matériel de production, l’hydrogène retient toute l’attention. L’intégration de batteries fonctionnant avec cette énergie semble ne pas poser de problèmes pour des matériels fonctionnant à poste fixe, dès lors qu’elles évoluent à proximité de postes électriques de puissance. Une première étape pourrait intervenir, selon Pascal Urano, « d’ici un à deux ans ».
Innover
Thermique, électrique, hybride, hydrogène… À chaque technologie de moteur son domaine d’utilisation et sa typologie de matériel. Si tous les fournisseurs travaillent sur des solutions innovantes, aucun ne se démarque fondamentalement à ce stade. Les exploitants restent prudents, en raison notamment des coûts induits et des contraintes logistiques associées. L’écosystème de ces technologies reste à bâtir. En travaillant sur plusieurs fronts, tels que la télématique, en s’intéressant aux données d’exploitation (consommation, productivité, disponibilité, taux de ralentis…) et les carburants alternatifs mais aussi l’écoconduite ainsi que certaines solutions proposées par les fournisseurs de matériels, les exploitants agissent de manière concrète sur la décarbonation de leur parc et donc sur la réduction de l’empreinte carbone de leurs chantiers. Dans cette phase de transition, exacerbée par la crise énergétique qui résulte de la guerre en Ukraine, ils s’orientent vers un mix énergétique, seule alternative à même de leur permettre de préparer la fin programmée des moteurs diesel. L’année 2023 s’annonce donc compliquée en matière d’arbitrage, tant l’adéquation entre des matériels sobres et propres et à des prix et des disponibilités « acceptables » semble impossible. Le contexte inflationniste et la remontée des taux ne facilitent pas la tâche des directeurs Matériel qui doivent réduire la trace CO2 de leur parc et quantifier précisément les gains obtenus. Une segmentation schématique se profile qui verrait l’énergie électrique destinée aux matériels de petite et moyenne puissances et, à plus long terme, les solutions hydrogène « vert » (pile et à combustion interne) préconisées pour les matériels de production, en dépit de leur faible efficacité énergétique et sous réserve que la logistique soit opérationnelle. Entre les deux, l’hybridation répond également à certaines contraintes. Avec des carburants classiques mais aussi alternatifs (HVO, KTL, B100 et autres), les moteurs thermiques continueront d’animer les flottes de matériels de chantier. Cela d’autant que leur efficacité énergétique et leur émission seront optimisées. Innovateurs mais pas aventuriers, les directeurs Matériel évoluent sur le fil. Tout l’enjeu est ne pas faire le choix d’une technologie qui se révélerait, à terme, une impasse et mettrait en danger les structures. L’exercice est d’autant plus complexe qu’ils doivent s’affranchir de l’obsolescence de leur parc et ne pas s’exposer au mur de l’investissement. À l’aube d’une transformation structurelle des métiers des TP, les directeurs Matériel doivent appréhender la décarbonation de leur parc sur l’intégralité de sa chaîne de valeur.
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